L’Immortelle

3ème prix du concours de nouvelles 2025 de l’Observatoire des ambroisies – FREDON France : L’Immortelle de Aubry M.M.

 

« Au début, ce n’était qu’une plante parmi d’autres… »

Extrait du journal de bord du Dr. Edern Vaulrin
Dossier classé – Section Q / Pollen R17B / Interdit de diffusion publique

JOUR 1827 – Post-Crise
L’ambroisie artemisiifolia a dépassé les seuils critiques en zone continentale pour la septième année consécutive. L’air est statistiquement irrespirable entre le 5 août et le 11 octobre, soit 68 jours d’asphyxie annuelle. Les filtres de niveau 4 échouent à retenir les particules P/AR-γ, identifiées comme neuro-allergènes mutables.

J’étais chercheur en biologie végétale avant le basculement. Bien avant que respirer devienne un acte politique… Certains collègues sont morts de fièvre, œdèmes laryngés, puis dissociation sensorielle. Certains ont déliré jusqu’à perdre le langage. Nous avons d’abord cru à une mutation accidentelle, un croisement industriel, une conséquence du changement climatique.

Mais le pollen changeait selon la densité humaine…

JOUR 1902
Le génome de l’ambroisie R17B contient des séquences adaptatives non codantes, activées par des fréquences sonores spécifiques (cf. test bombardement 3.4A, zone Lyon intra).
Réaction violente à 174 Hz. Inertie à 42 dB constants.
Hypothèse (non validée) : activation comportementale via mémoire vibratoire ?

Je ne peux plus ignorer ce que j’observe. Ce n’est pas une simple plante… Elle semble se renforcer là où nous détruisons…

Je ne pourrai présenter ce rapport au Président sans passer pour un fou. Mais… l’ambroisie est, dans les textes anciens, la nourriture des dieux. Et si… Et si ces dieux avaient existé ? Et s’ils nous avaient envoyé un châtiment ? Pas un éclair ni un déluge mais une simple plante. Invisible au départ. Puis allergisante. Puis dominante.

Un organisme de régulation. Autrefois, nourriture divine. Aujourd’hui, poison des hommes.

J’ai conscience de cette folie. Mais les données sont là : Nous ne comprenons pas la mutation actuelle. Le génome de la souche ne correspond plus à aucun ancêtre connu. Le pollen déclenche des réactions systémiques chez 92 % de la population. Les masques F-6 sont devenus obligatoires même dans les zones basses. Les zones agricoles sont abandonnées, le bétail refuse de brouter. L’eau de pluie contient des résidus d’allergènes actifs. La plante résiste au feu et aux herbicides.

Malgré nos innombrables tests… Ophraella Communa, son prédateur naturel historique, ne s’en approche plus. Même les chrysomèles, génétiquement modifiées pour en dévorer les feuilles, meurent dans les 48 heures.

Paris a été déclarée Zone de Pression Respiratoire Élevée au printemps dernier. L’été précédent, la ville avait enregistré un taux de saturation allergique à 840 unités/m³. Les seuils critiques étaient fixés à 20. Les écoles ont été vitrifiées, les crèches remplacées par des modules en polycarbonate. Les enfants n’ont jamais senti l’odeur de l’herbe sèche. Les campagnes, elles, sont mortes lentement. D’abord vidées par précaution, puis interdites à la circulation. Les drones pulvérisent des produits qui n’ont plus aucun effet. Les assurances ont cessé de couvrir les allergies de type 5 depuis trois ans, en raison du coût exponentiel des traitements et de l’effondrement progressif des systèmes de santé publique. L’État nie encore une causalité environnementale. Le ministère parle de “conjonctions multifactorielles exacerbées par les comportements à risque respiratoire”.

Je vis seul, au-dessus de Saint-Pierre-d’Entremont. Altitude : 1326 m. Ma serre a été isolée avec six couches de verre fumé. J’observe la plante depuis toujours. Elle mute. Elle s’adapte. Elle résiste comme si elle savait. Elle suit un programme invisible pour nous autres humains.

Ce n’est plus une espèce. C’est une intelligence végétale distribuée, connectée à notre densité, à notre effets, à notre aveuglement. Nous avons créé les conditions parfaites pour sa domination. Et nous n’avons rien fait pour l’arrêter. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agissait pas de géopolitique. Mais de botanique.

Elle n’avait ni drapeau, ni pétrole, ni camp politique. Elle poussait. Et c’est cela qui nous a tous perdus.
Sa présence sur tous les continents aurait dû alerter les experts, comme j’ai tenté de le faire à maintes reprises. 49 espèces du genre Ambrosia sont connues. L’une d’elles, A. artemisiifolia, est désormais hégémonique. Elle a voyagé à la faveur de notre propre empire en étant cultivée dans les jardins botaniques dès le XVIIe siècle, puis disséminée via les semences contaminées, transportée dans les chenilles des chars, les récoltes, les silos à grains, les flux commerciaux,et donc, jamais stoppée.

On la dit polémochore : semée par la guerre. Mais pour moi, c’est faux. Elle s’est nourrie de notre ignorance. Et surtout, de notre orgueil.

Sa force ne tient pas qu’à sa résilience : elle réside dans son brassage génétique mondial. Chaque épisode d’invasion a mélangé les traits adaptatifs. Un même gène déclenche plusieurs réponses : croissance rapide et résistance chimique.

On nomme cela la pléiotropie.

Je crois que c’est un avertissement.

Elle, à mon sens, nous appelle extinction. JOUR 1961 – Post-Crise
Les autres doivent être morts. Les chercheurs, les relais sanitaires, les équipes de simulation de Grenoble… Même les botanistes amateurs qui envoyaient encore des e- mails en majuscules, persuadés d’avoir trouvé un remède dans une fleur voisine ou un champignon obscur.

Je ne reçois plus aucun message, plus aucun signe de vie humaine.
Il ne me reste que ma serre. Je parle à la plante qui encercle mon foyer. C’est absurde, je le sais. Mais je lui parle. Elle ondule en réponse. Il ne me reste que douze doses d’antihistaminiques. Destinées, dans l’ancien monde, à des protocoles hospitaliers. Le genre de traitement qui pouvait stabiliser un patient pendant quelques heures.

Cela me suffirais pour rejoindre un refuge… Ces doses auraient dû être distribuées. Elles auraient pu sauver quelques vies. Mais le système s’est effondré si vite… Je les ai gardées des jours durants.

Puis aujourd’hui, je les ai brûlées.

Pourquoi ? Parce que la plante me connaît. Je la mérite. Nous la méritons tous. Nous avons cru que la Terre était un entrepôt. Une mine. Un fond sans fond. Nous avons oublié que chaque sol a une mémoire.

L’ambroisie n’est pas une erreur. Elle est une régulation. Une réponse végétale à une invasion humaine.
Elle ne tue pas sans raison. Elle rééquilibre. Elle ne punit pas. Elle corrige.
Elle est la Terre qui reprend son souffle. Et nous qui perdons le nôtre. Je suis sorti.
Pas loin.
Juste assez pour sentir à nouveau l’air frais dans mes poumons. Peut-être… pour une seconde, vivre comme avant…

Ce n’est pas douloureux… la mort. C’est… la vie.
Ma respiration est lente, maintenant. La fin de l’air.
La fin du souffle.
La fin de l’homme. […]
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ENREGISTREMENT AUDIO 02_ΔRN / Module Gaïa-VI – Exploratrice Aryel Vemna – Division Territoriale Ouest – Cycle 4078 post-Ancrage

Canal prioritaire. À destination du Commandant Oren Tehl. Transmission directe via relai orbital.

Général,
Je vous envoie ce message en avance sur le protocole. Nous avons franchi les couches III et IV dans la zone d’excavation 5. Sous les strates végétales fossilisées, nous avons identifié une ancienne cité humaine du nom de Lyon : toponymie partiellement conservée. Les structures sont encore lisibles : ossature de transit, réseaux d’énergie souterraine, traces d’activités commerciales. Mais ce n’est pas cela qui justifie ce rapport.

C’est la flore.

Des échantillons prélevés indiquent une densité exceptionnelle de résidus de pollen, principalement identifiés comme appartenant au genre Ambrosia. Cette plante, selon les traductions partielles, aurait été considérée à la fois comme nuisible et sacrée. Nourriture des dieux, disaient-ils autrefois. Avant de la renommer poison du monde.

Il semble que cette civilisation ait perdu le lien avec la biosphère et avec sa propre limite. Ils semblent avoir transgressé les lois du Code Éco-Symbiotique — ou ce que nous nommons aujourd’hui l’Équilibre. Ils ont ignoré les signaux et la Planète Terre… a réagi.

Nous avons retrouvé un carnet à proximité de cette ville. L’écriture est ancienne, mais parfaitement intacte. Leurs systèmes respiratoires étaient vulnérables. Leurs protocoles sanitaires, fragmentés.

Nous avons retrouvé des filtres, des capsules, des dispositifs de protection inefficaces qui confirment le témoignage du scientifique-biologique Edern Vaulrin.

Cet homme a écrit jusqu’à la fin. Il parlait à la plante et croyait qu’elle avait été envoyée pour juger et pour corriger. Peut-être avait-il raison. Mais il était déjà trop tard.

Cette découverte confirme les données fragmentaires retrouvées dans les archives informatiques dérivantes, captées il y a 19 cycles à proximité du champ de débris orbitaux. Les témoignages codés faisaient état d’un effondrement systémique, d’un effacement global. Même une civilisation avancée, connectée, mondiale, n’a pas su survivre à la rupture de son lien à la Terre.

Nous avons également retrouvé un corps fossile, agenouillé face au vent — comme s’il espérait encore respirer une dernière fois.

Je vous recommande la classification “Civilisation Perdue – Type A / Effondrement par rupture écologique.”
Mais au-delà des analyses : ces êtres ont disparu, mais ils ont laissé quelque chose. Un message d’espoir.
Une tentative de survie de l’espèce.

L’humanité trouve toujours un chemin. Même si ce chemin doit d’abord mener à sa propre disparition.

Je poursuis les fouilles. Fin de transmission.