Invasive

2ème prix du concours de nouvelles 2025 de l’Observatoire des ambroisies – FREDON France : Invasive de Anne-Sophie Givry.

 

Au début, ce n’était qu’une plante parmi d’autres. Née dans dans une parcelle agricole d’Amérique du Nord, à proximité d’une culture de maïs, Ambrosia pris ses premières racines sans autre inquiétude que de trouver son chemin vers la verticalité du ciel.

Malheureusement pour elle, la grâce ne faisait pas partie de ses caractéristiques principales. Dotée de tiges velues et rougeâtres sur lesquelles des feuilles vert foncé semblaient avoir été disposées dans le désordre, Ambrosia n’était pas spécialement séduisante.
Toutefois, les dieux de la botanique ne l’avaient pas complètement lésée. En effet, certains de ses attributs faisaient d’elle une conquérante née. Sa taille tout d’abord : Ambrosia était capable d’atteindre quatre mètres de hauteur, formidable atout pour voir loin, au moins au-delà du talus voisin. Elle jouissait également d’une singularité précieuse, celle de porter à la fois des fleurs mâles et femelles – monoécie qui s’avèrera cruciale dans sa destinée, tant elle facilitera sa reproduction.

Bien-sûr, elle ne plaisait pas à tout le monde. Ambrosia sentait bien qu’elle n’attirait pas l’oeil des bipèdes comme les roses sauvages. Tandis que ces dernières provoquaient extase et béatitude chez les dames qui s’arrêtaient pour les contempler, Ambrosia ne recevait pas le moindre regard. Elle n’intéressait pas d’avantage les enfants, qui préféraient égratigner la mollesse tendre et rose de leurs menottes dans les ronces des mûriers plutôt que de l’approcher. Notre héroïne velue avait beau s’élever, produire des feuilles aux motifs toujours plus singuliers, rien n’y faisait.
Cette indifférence généralisée à son égard finit par lui devenir insultante, pour ne pas dire insupportable.

Rapidement, Ambrosia en vint à la conclusion qu’elle n’avait pas d’avenir dans ce lopin de terre canadien, et qu’il lui fallait trouver un sol d’accueil capable de l’apprécier à sa juste valeur. Un jour, le paysan qui cultivait le champ de maïs mit sa ferme en vente pour rejoindre de la famille en Europe. C’était une chance inespérée, et elle ne comptait pas passer à côté.

On raconte qu’elle parvint à embarquer pour la France en laissant un couple de ses fleurs s’agripper au sac à dos du fermier. Le voyage fût long, lui laissant le temps de rêver de l’aventure qui allait être la sienne. Ambrosia arriva à Annecy un soir d’Août 1880. Ses graines découvrirent le sol de l’Auvergne le jour-même, et parvinrent sans mal à y prendre racine. Elle abordait cette nouvelle aventure avec enthousiasme, déterminée à s’intégrer et à gagner dans ce nouvel environnement l’intérêt et l’admiration qui lui avaient été refusées en Amérique. Rapidement, l’exploratrice compris néanmoins que l’aventure n’allait pas prendre la tournure escomptée.

Si elle s’adaptait avec joie à ce nouveau territoire, elle se rendit vite compte qu’il n’en était pas de même pour les bipèdes locaux. En effet, quelques semaines après son arrivée, Ambrosia atteint l’acmé de sa pollinisation. S’en suivirent des modifications comportementales chez les hommes qui vivaient sur les terres où elle venait de s’établir, relevant au mieux de l’incorrection, au pire de l’hostilité.
En effet, au contact d’Ambrosia, les bipèdes se mettaient à éternuer frénétiquement, à se gratter sans raison ou encore à tousser, voyaient leurs paupières gonfler et leurs yeux rougir, certains mêmes prétendaient frôler l’asphyxie ! Sous ses feuilles ébahies, notre héroïne velue voyait les visages de tous ceux qui l’approchaient se tordre, devenir difformes, rouges et humides. Au lieu de leur inspirer des sourires rêveurs ou une dilatation de la pupille qui signerait une émotion de l’ordre de l’admiration, Ambrosia rendait les hommes monstrueux.
Elle qui était venue pour être reconnue et accueillie se trouvait désormais taxée de menace, ostracisée et désignée comme une indésirable à éliminer.

Imperturbable dans sa foi en l’idée que le bon endroit était quelque part, Ambrosia poursuivit sa conquête de la région, puis du pays, en remontant vers le Nord. Mais partout, le constat fut le même. Peu importe où elle s’aventurait, seul le rejet faisait office d’accueil : les bipèdes se mettaient en tête de couper ses plans et de l’éloigner de leurs cultures dès qu’ils l’avaient identifiée. Ils la disaient nuisible, dangereuse, inutile.
En réaction à cette violence, Ambrosia n’eut d’autre choix que de résister pour ne pas périr. Farouchement déterminée à ne pas disparaître, elle fit preuve de talents d’adaptation, aiguisa son instinct de survie, améliora sa résistance. Elle refusait de se laisser anéantir par l’étroitesse d’esprit et la fragilité sinusale des locaux.

Ambrosia décida de s’approprier la réputation de plante invasive qu’on lui avait collée aux tiges, et de lui faire justice.
Ils ne l’admiraient pas ? Alors ils tousseraient tous sur son passage. Ils ne voulaient pas d’elle au bord de leur cultures ? Elle coloniserait chaque parcelle de maïs ou de soja qui se trouverait sur sa route. Ils ne voulaient d’elle nulle part ? Elle serait partout. Personne ne voulait la voir ? Ils créeraient des institutions dédiées à son observation partout dans le monde. Elle convertit le rejet, la répugnance, la peur qu’elle suscitait en une féroce soif de revanche qu’aucune surface colonisée ne serait capable d’étancher.

Au début, ce n’était qu’une plante parmi d’autres. Mais à défaut d’être acceptée comme telle, et puisqu’elle ne semblait réussir à semer que la crainte et le rejet sur sa route, Ambrosia choisit de devenir inoubliable. Il y a la beauté des fleurs qui, un jour fanent, et la résilience irrésistiblement tenace des invasives ; Ambrosia en devint la reine.