Prix du jury du concours de nouvelles 2025 de l’Observatoire des ambroisies – FREDON France : Journal d’un grain de pollen de Auns Darouaz-Khechine.
Au début, ce n’était qu’une plante parmi d’autres…
Je veux dire : verte, feuillue, un peu poilue sur les bords, rien de très extravagant. Elle poussait discrètement entre un talus et un champ de tournesols, en toute humilité. Mais l’ambroisie n’est pas une plante qui se contente d’être là. Non. L’ambroisie, ça se répand.
Et puis, il y a eu la floraison.
C’est là que moi, grain de pollen d’Ambrosia artemisiifolia, suis né. Oui, vous avez bien lu : Ambrosia. Rien que le nom impose le respect. En grec ancien, l’ambroisie, c’est la nourriture des dieux. Je suis donc, logiquement, un produit de divinité.
Je suis l’un des milliards de soldats dorés, produits chaque été par ma glorieuse mère-plante pour une mission sacrée : la conquête aérienne. Dispersé par le vent, libre comme l’air, je me pose là où je veux. Une graine de liberté. Une poussière de génie.
J’ai commencé ma carrière dans un souffle de vent chaud, un 12 août à 14h38 précises. J’ai survolé un champ, une aire d’autoroute, deux barbecues, et me suis laissé porter, insouciant, par les courants ascendants.
C’est là que tout a dérapé.
Un joggeur est passé. Respiration haletante, casquette trempée, chaussures fluos. Je me suis engouffré dans son nez comme dans un palace cinq étoiles. Atterrissage en douceur sur la muqueuse nasale. Température idéale. Ambiance humide. Le paradis.
Sauf que l’hôte ne semblait pas ravi. Il s’est mis à renifler, éternuer, pleurer même. Un véritable cataclysme nasal. Moi, j’étais flatté. Une telle réaction à ma seule présence ? Quelle puissance !
Mais très vite, j’ai compris. Ce n’était pas de l’admiration. C’était une réaction allergique.
« T’inquiète pas, c’est courant », m’a dit un autre grain, plus vieux, coincé entre deux cils.
« Tu es un allergène. Un des pires. Bravo. »
Je n’étais pas sûr de comprendre. Moi, allergène ? Je suis léger, discret, invisible à l’œil nu. Je suis une œuvre de biologie aéroportée. Un miracle de microscopie. Et voilà qu’on m’accuse de nuire ?
Les humains ont la peau fine. Littéralement.
Très vite, j’ai dû fuir. Un mouchoir blanc m’a happé, froissé, enfermé. Fin de vol. J’étais piégé dans un cercueil parfum mentholé.
C’est là que j’ai commencé ce journal.
JOUR 2
J’ai entendu les nouvelles. L’ambroisie est fichée. Liste noire des plantes invasives. Classée comme menace sanitaire. Des campagnes d’arrachage sont organisées chaque été. Il y a même des Journées de lutte contre l’ambroisie. Quelle gloire pour une plante qui, rappelons-le, était à la base… juste une mauvaise herbe.
Mais nous sommes tenaces. Notre pollen est ultra-léger. Il peut voyager jusqu’à 100 km porté par le vent. Chaque plant peut produire jusqu’à un milliard de grains. Vous imaginez ? C’est plus que la population mondiale. Et tout ça sans marketing.
En plus, on n’a pas besoin d’insectes pour être pollinisés. Pas de rendez-vous galant avec les abeilles. Pas de nectar à offrir. Juste le vent, et nous. C’est brut, efficace. Darwin en serait jaloux.
JOUR 4
Je vais être honnête. Parfois, je culpabilise. Je sais que j’ai provoqué des crises d’asthme. Que je ruine les rentrées des enfants allergiques. Que je coûte cher à la sécurité sociale. Mais… est- ce vraiment ma faute ?
Je n’ai pas choisi d’être ambroisie. C’est vous, humains, qui m’avez importée d’Amérique au XIXe siècle, sans me demander mon avis. C’est vous qui avez bouleversé les écosystèmes, labouré les sols, laissé les talus à l’abandon. Je n’ai fait que pousser. C’est dans ma nature.
Alors oui, j’ai conquis les bords de route, les champs de tournesols, les terrains vagues. Mais c’est parce que je suis fort. Adaptable. Résilient.
Ce n’est pas moi qu’il faut accuser. C’est le déséquilibre que vous avez créé. JOUR 6
Aujourd’hui, je sens que je vais sécher. Ma fin est proche. Le mouchoir est froissé, oublié au fond d’une poche. Je m’effrite lentement.
Mais je veux croire que mon journal servira. Que quelqu’un me lira. Que quelqu’un comprendra.
Je ne suis pas un monstre. Je suis un avertissement. Une poussière de chaos. Un souffle de trop.
Je suis l’ambroisie. Si vous croisez un plant solitaire qui vous regarde de travers en juillet… ne lui parlez pas. Arrachez-le, signalez-le, et courez. Vite. C’est peut-être un de mes cousins.