1er prix du concours de nouvelles 2025 de l’Observatoire des ambroisies – FREDON France : l’Herbe à feu de Lou Anna Reix.
Herbe à feu : n.f – au début ce n’était qu’une plante parmi d’autres, une plante invasive et nocive pour la santé humaine appelée communément “ambroisie”, mais une communauté de l’Auvergne a su la transformer à son avantage dans les années 2080 et en faire un matériel de chauffe efficace.
Jérôme a perdu beaucoup de proches dans sa vie. À chaque perte, une fêlure a ouvert son âme aux vents extérieurs. Après avoir enterré un frère, une mère, un père, un ami et une épouse, l’âme de Jérôme est devenue trop poreuse pour garder toute sa raison à l’intérieur de lui. Il l’a laissée fuiter par ses fêlures, forcé de reconnaître que c’était bien moins douloureux comme ça.
La perte de son travail a été la fêlure de trop : plus de pétrole, plus de voiture, donc plus de garagiste. Le monde aussi fuite de toute part, l’ordre des choses est mis sens dessus dessous, lui retirant la seule source de joie qui lui restait, c’est-à-dire son obsession à faire rouler tout type de véhicule. Est-ce que quelqu’un connaît une satisfaction plus intense que celle d’entendre le moteur d’une voiture vrombir après une réparation ? Pour Jérôme, c’était une réjouissance quotidienne, dont l’effondrement du monde l’a privé.
Jérôme vit dans un petit village dans les replis du Massif Central. Il y est né, il y a grandi, il s’y est marié et il y a enterré son frère, sa mère, son père, son ami et son épouse. Il y est resté après le grand black out, après la fin du pétrole, après l’explosion de la centrale nucléaire, après la fermeture de l’hôpital le plus proche et il y restera sans doute jusqu’à sa mort. Parfois, Jérôme se demande pourquoi lui, il a survécu. Il ne pense pas croire en Dieu, donc il se dit que c’est le hasard. Puis il laisse tranquillement cette pensée s’échapper par l’une de ses fêlures… Et il trouve un sujet plus trivial pour l’occuper. Que va-t-il manger ce midi ? Est-ce qu’il passe voir la vieille Anita, vérifier qu’elle est toujours en vie ? Où va-t-il plutôt cuire son pain au four collectif ? Est-ce qu’il ne devrait pas troquer une nouvelle poule ? Mais contre quoi ? Jérôme a compris l’équation : plus il est occupé, moins il est malheureux. Il passe donc une bonne partie de son temps à prendre soin de ses animaux et de son potager, à bricoler sa maison, mais aussi celle des autres. Ils ne sont plus que vingt-deux au village. Ils vivotent en ignorant presque ce qu’il advient du reste du monde, à l’écart des problèmes comme des solutions, traversant le quotidien selon leurs propres règles et leurs propres lois. Personne n’est vraiment heureux ou malheureux, pauvre ou riche, tout le monde se contente d’avancer, un jour après l’autre.
Une journée chaude d’été, alors que Jérôme est en train de préparer de la confiture avec des fruits trop mûrs, son vieux voisin Hamid vient le trouver avec une requête. Hamid a soixante-sept ans, et depuis que le village a perdu une grande partie de sa population, il ne peut presque plus sortir de sa maison à cause de ses allergies aux pollens. Avant, avec les médicaments, les chaussées et les champs nettoyés, il traversait cette période sans trop de peine, mais depuis qu’il n’y a plus de pharmacie et que tout est en friche, l’extérieur lui est hostile pendant les mois d’août et septembre, à cause d’une plante en particulier, une plante maudite : l’ambroisie. C’est long, deux mois enfermé seul chez-soi, et à cause d’une pauvre plante en plus… Hamid ne le supporte plus. Alors en ce début juillet, le visage enroulé dans de vieux torchons pour se protéger des premiers pollens qui le maltraitent, il vient toquer chez Jérôme. Les deux hommes s’installent à la solide table en bois mal équarrie, une infusion de verveine au creux de leurs grosses pognes. Hamid réclame l’aide de son voisin :
— Je n’en peux plus, Jérôme. Chaque année, c’est la même chose.
— Je sais Hamid, je sais.
— Et c’est pas que moi, tu vois !
— Ninon et Colin aussi, je sais.
— Pas que Jérôme ! Tout le monde ! Sauf toi en fait.
— Dis-moi ce que tu veux, au lieu de tourner en rond.
— Au nom du village, je viens te demander de nous débarrasser de cette plante de calamité. En contrepartie, nous nous relaierons pour te nourrir midi et soir.
— À quoi bon ? L’ambroisie repoussera chaque année.
— Nous avons décidé que chacun d’entre nous consacrera désormais une partie de son temps à l’arracher, toute l’année, quand elle n’est pas remplie du pollen maudit, pour limiter ses effets pendant les fortes chaleurs.
— Vous aurez le temps ?
— Nous n’avons plus le choix, lui répond Hamid, la mine grave.
Jérôme s’enfonce dans sa chaise, incertain. S’il s’engage dans cette mission, il devra délaisser ses animaux, son potager, sa maison… Donner de son temps au village, c’est risquer de ne pas faire assez de provisions pour l’hiver. Il fait très froid pendant au moins quatre mois, il doit donc ramasser une réserve suffisante de bois afin de se chauffer correctement. Le bois proche du village se fait rare, il doit aller en chercher toujours plus loin, et ça lui prend du temps… Il boit une gorgée de verveine pour se donner encore quelques secondes de réflexion. Finalement il répond :
— Je peux travailler pour le village trois jours plein par semaine et quatre demi-journées.
Le soulagement se lit immédiatement sur le visage ridé de Hamid. Un sourire simple et chaleureux éclaire son regard. Les deux voisins échangent une poignée de main ferme, qui traduit leur respect mutuel.
Jérôme aime bien l’allure de l’ambroisie. Le découpage de ses feuilles est élégant, technique, finement ciselé. C’est une plante gracieuse aux effets néfastes : elle fait couler le nez, les yeux, gratte la gorge, bouche les voies respiratoires dans le pire des cas. Jérôme pense que c’est une plante qui s’est faite belle pour éviter qu’on l’arrache. Et lui sa mission, c’est de la mettre mort.
Jérôme veut finir sa tâche au plus vite, débroussaillant férocement chaque parcelle envahie. Jour après jour, il la traque, déracine le moindre pied, et le laisse sécher sur place. La nuit, il rêve de l’ambroisie et de ses gants de jardinage, dans lesquels il sue abondamment. Le jour, il se fait nourrir par le village pendant qu’il remplit sa mission. De haut tas de plantes séchées commencent à essaimer partout dans le village. Personne ne sait quoi en faire. Il est hors de question de les brûler. L’été les villageois s’interdisent d’allumer une seule flamme en extérieur, de peur de voir toutes les maisons partir en fumée. À force de les voir s’entasser partout où il pose son regard, Jérôme se met aussi à rêver de ces grands tas d’ambroisie séchée.
Une nuit de fin juillet, Jérôme rêve qu’il est avalé par un torrent de feuilles ciselées. Hamid, le visage enroulé dans ses vieux torchons, le regarde se noyer, impuissant. Jérôme se réveille en sursaut et en sueur. Il est soulagé qu’il ne lui reste plus que quelques jours de travail. Cette plante est en train de lui manger le cerveau.
Jérôme sait ce qui le tracasse. Il n’aime pas le gâchis, et tous ces tas de plantes séchées et inutiles, c’est du grand gaspillage de matières premières. Alors qu’il finit d’arracher les pieds d’ambroisie du dernier morceau de terrain, Jérôme rumine sur sa réserve de bois. Il est fatigué de traîner des stères de bûches sur son traîneau de fortune, et il sait que cette lassitude est amplement partagée par ses voisins et voisines. Ses mains tirent sur une énième tige poilue avec vigueur. Une idée germe soudainement dans son cerveau. Et si l’ambroisie pouvait servir à les chauffer ?… Une plante ça brûle, mais ça brûle trop vite. Il faudrait qu’il trouve le moyen de faire durer la combustion. L’imagination de Jérôme s’emballe. Il passe en revue tous les matériaux qu’il pourrait mélanger à l’ambroisie, les outils qu’il lui faut, les tests à effectuer… La mécanique de son cerveau se met bruyamment en marche. Il exulte. Jérôme a toujours aimé expérimenter et innover quand il travaillait au garage. Cet enthousiasme, il ne l’a pas ressenti depuis longtemps.
Dans l’ancienne scierie située à la lisère du village – bâtisse inexploitée depuis quinze ans -, Jérôme est prêt à tester sa recette de bûches d’ambroisie, d’herbe à feu comme il l’appelle déjà. Il a dégagé une vieille table d’assemblage et posé dessus un moule rectangulaire qu’il a fabriqué la veille avec deux planches et un peu de ferraille. Tout autour, des seaux remplis d’ambroisie séchée, de vieux papiers déchirés, et de la cendre ramassée au fond des poêles de toutes les maisons du village. Hamid est assis dans un coin, et observe son voisin travailler en silence. Son regard sur Jérôme a changé : il n’est plus seulement reconnaissant, il est aussi admiratif.
Jérôme commence par déchiqueter les plantes à la main, trop rêches pour être réduites complètement. Il les mêle aux lambeaux de papier et y ajoute de l’eau, juste assez pour faire ramollir le tout. Il mélange à la main, lentement, sans trop savoir quelle consistance viser. Ça colle, ça gratte, ça sent l’herbe morte et l’encre humide. La cendre vient en dernier dans la mixture déjà peu ragoûtante. Elle noircit la pâte, épaissit l’ensemble. Il verse cette pâte dans le moule, et la tasse, puis l’écrase comme il peut avec un morceau de bois et son propre poids. Il sera toujours tant de fabriquer une presse plus tard. De l’eau s’écoule par les côtés, sale, grise. Il attend, appuyé de tout son poids sur la mixture, puis démoule. La forme semble tenir. Ce n’est pas beau, c’est rugueux, irrégulier, mais ça ressemble à une brique. Jérôme la tend à Hamid, qui la prend précautionneusement. Le vieil homme en fait le tour avec ses yeux noirs et acquiesce.
— Maintenant, il faut voir comment ça brûle.
— C’est de l’herbe à feu Hamid, ça brûlera.
— Tu es bien sûr de toi…
Jérôme dépose la première brique d’herbe à feu sur une planche, près du mur. Elle mettra des jours à sécher, mais peut-être, avec un peu de chance, elle réchauffera tout le village lors des prochains hivers.